Incantation lyrique et énergique
Ambitieux projet que celui de Christophe Dal Sasso. A la tête d’un big band rehaussé d’un tambour gwo-ka, il revisite « Africa/Brass », l’album de John Coltrane sorti soixante ans plus tôt. Sur le double opus « John Coltrane’s Africa/Brass Revisited », le big band restitue à la musique la puissance spirituelle et humaniste de Coltrane. Servie par des solistes inspirés, la suite musicale somptueuse résonne comme une incantation lyrique autant qu’énergique.
Sorti le 16 novembre 2021, l’opus « John Coltrane’s Africa/Brass Revisited » (jazz&people/PIAS) a été enregistré live, entre les deux confinements de 2020, le 11 septembre 2020 à la Grande Halle de La Villette (Paris) dans le cadre de la 18ème édition du festival « Jazz à La Villette ». Le double album reprend les trois titres de l’album vinyle original de Coltrane, « Africa/Brass », le premier que le saxophoniste ait enregistré pour le label Impulse ! et le seul qu’il n’ait jamais gravé en big band.
En 1961, sur des arrangements d’Eric Dolphy et de McCoy Tyner, John Coltrane a enregistré « Africa/Brass » avec Eric Dolphy, McCoy Tyner, Elvin Jones, les deux contrebassistes, Arthur Davis et Reginald D. Workman et une section de cuivres parmi lesquels Booker Little (trompette) et Freddie Hubbard (trompette). Cet album rend hommage à l’Afrique.
En revisitant « Africa/Brass », Christophe Dal Sasso poursuit son exploration de la musique de Coltrane après son ambitieuse relecture orchestrale des quatre mouvements de la suite originale « A Love Supreme » de Coltrane. Cette fois encore, c’est à son éblouissant big band, élu « Groupe de l’année » aux Victoires du Jazz en 2020, qu’il confie ses arrangements des huit titres de son double album « John Coltrane’s Africa/Brass Revisited ».
« John Coltrane’s Africa/Brass Revisited »
Les huit pièces du double album ont été arrangées par Christophe Dal Sasso. Il en a confié l’interprétation au big band qu’il dirige et dans lequel il tient le pupitre de flûte. Cet orchestre réunit quelques-uns des plus talentueux musicien.ne.s de jazz français, Julien Alour et Quentin Ghomari aux trompettes, Jerry Edwards et Daniel Zimmermann aux trombones, Dominique Mandin au saxophone alto et à la flûte, Thomas Savy à la clarinette basse et au saxophone baryton, Pierre de Bethmann au piano, Manu Marches à la contrebasse, Karl Jannuska à la batterie et Andy Berald-Catelo au tambour gwo-ka et les trois solistes impériaux que sont Géraldine Laurent au saxophone alto, Sophie Alour au saxophone ténor et David El-Malek au saxophone ténor.
En plus de Greensleeves, Blues Minor et Africa, les trois titres de l’album « Africa/Brass », le répertoire de « John Coltrane’s Africa/Brass Revisited » intègre Tunji, Liberia et Naima, trois compositions de Coltrane, ainsi qu’un traditionnel, Song of the Underground Railroad et You Don’t Know What Love Is, une composition de Gene de Paul et Don Raye.
De plage en plage
Le premier disque ouvre avec Tunji, dédié au percussionniste nigérian Babatunde Olatunji. Après une introduction qui sonne comme une psalmodie spirituelle au-dessus des percussions, le saxophoniste David El-Malek s’engage avec conviction dans un solo dont le tissu sonore gagne en épaisseur et en dynamisme au fil des mesures, porté par la pulsation hypnotisante de la batterie et du tambour gwo-ka. Du ténor émergent de fascinantes coulées de notes effervescentes. Greensleeves débute ensuite par une introduction lumineuse du big band, avant que le souffle de Sophie Alour ne s’élève. Elle insuffle un lyrisme frémissant à son ténor, prend des risques et développe un chorus dense qui confine presqu’à l’extase. L’improvisation de Pierre de Bethmann bouscule le tempo et transcende le genre modal du thème qu’il réveille de ses variations personnelles inspirées.
Plus loin, c’est un solo de Karl Jannuska qui introduit Blues Minor. L’orchestre déroule ensuite le thème au fil d’arrangements somptueux. La première improvisation revient à Géraldine Laurent dont le souffle impétueux fait jaillir les notes de son alto, comme des diamants chargés d’émotion. Le baryton de Thomas Savy prend le relais avec une fougue pleine d’éclat. Après une introduction majestueuse de la contrebasse de Manuel Marches et les arrangements rutilants du big band sur Africa, on retrouve le phrasé brûlant et virtuose de David El-Malek qui renouvelle le style coltranien à sa manière. Le flot incessant de notes de son ténor génère une transe spirituelle obsédante. Par son originalité, le solo du pianiste tranche avec la frénésie du ténor et apporte une fraîcheur ressourçante.
Sur Liberia, première plage du second album, l’alto de Géraldine Laurent expose le thème avec profondeur sur les arrangements ciselés de l’orchestre. Son improvisation permet d’apprécier la puissance de sa sonorité et son jeu véloce dont la modernité s’inscrit tout à fait dans la tradition coltranienne. Avec fougue, elle développe des phrasés coupants sur une tessiture très étendue. L’improvisation croisée de la batterie et du tambour gwo-ka évoquent les rythmiques africaines.
C’est ensuite avec lyrisme que le ténor de Sophie Alour débute You Don’t Know What love is. Sur cette ballade qu’aimait jouer Coltrane, la saxophoniste s’exprime avec une suavité toute lestérienne. Avec lyrisme, elle narre une histoire musicale, véritable concentré d’émotions.
Le big band expose ensuite le thème de Song of the Underground Railroad avant que le ténor de David El-Malek ne s’impose magistralement, poussé au dépassement par l’accompagnement foudroyant de la contrebasse et de la batterie. Sur ce tempo vif, le saxophone ardent livre une lutte sans merci avec la batterie. La voix du ténor s’affole, s’éraille dans les aigus, hurle et souffle jusqu’au paroxysme, jusqu’à la transe et la reprise de l’orchestre rutilante.
L’album se termine par une version d’une élégance rare de la célèbre composition de Coltrane, Naima. Sur ce rappel, le piano tisse une variation méditative qui flotte en lévitation. Le ténor de David El-Malek tente de s’élever au-dessus de la mélodie. De son solo impérial se dégage une impression de sérénité et les arrangements joués par le big band contribuent à accentuer plus encore le caractère contemplatif et paisible de ce morceau.
Le fougueux Dal Sasso Big Band fait vibrer la musique de « John Coltrane’s Africa/Brass Revisited » avec une rare intensité. Les couleurs musicales chatoyantes se parent de lyrisme autant que d’élégance. Certes l’énergie est au rendez-vous, mais la subtilité des arrangements et la combinaison habile des instruments à vent contribuent à faire de cet album une réussite incontestable qui concilie puissance et raffinement. Sa force incantatoire est à la mesure de sa charge émotionnelle.
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